La pensée philosophique se rapporte à la décision entre le bien et le mal. Elle est elle-même bonne ou mauvaise dans la mesure où elle nous prépare activement à cette décision. Mais le facteur mal semble inéluctable. Ce n’est qu’en paradoxe qu’on peut exprimer ce trait déconcertant dans la grandeur, et pourtant chaque homme le rencontre au fond de lui-même.
Voici par exemple une formule paradoxale de ce genre : le mal a sa racine dans la possibilité qu’a l’esprit de reposer sur lui-même sans n’être lié à rien. Alors, sans se fonder sur l’existence, sans se laisser diriger par elle, il voit dans sa création comme telle, ce qui à du prix en soi et, de ce fait, le bien. Mais l’esprit, cette force productrice de formes et de pensée, est comme la floraison de la vie qui anime le corps. Il est admirable, mais il n’est pas encore l’homme lui-même. Il est qu’une incidence chez l’homme, il ressortit aux dons innés, non à la décision. Il est une force qui s’abat sur nous à la manière des émotions ; mais le contenu de cet esprit ne vient pas encore de la faculté créatrice, mais seulement de l’homme devenu sa propre liberté.
Pour l’être libre qui grandit dans la décision entre le bien et le mal, l’esprit devient le moyen de créer une langue pour ce qui était jusque-là incommunicable. Chez le philosophe, nous cherchons l’éclairement de l’être que nous permet une décision préalable entre le bien et le mal, le vrai et le faux. Tous les hommes sont capables de s’ouvrir à la transcendance, tous sont capables de devenir libres, véridiques, raisonnables, mais tous ne peuvent pas dire ce que c’est. Ce qui est accessible à tout homme du seul fait qu’il est un homme, gagne en fermeté lorsque l’esprit créateur trouve la force d’en formuler le message, intelligible à tous ceux qui sont prêts à l’accueillir.
La force de l’esprit n’est pas encore la grandeur. Mais nulle grandeur n’existe sans cette force là. La grandeur proprement dite n’existe que dans une pensée philosophique commandée par la décision entre le bien et le mal, vrai et faux. Par cette décision, l’esprit créateur se mue en langage de l’existence. Dès lors, par la philosophie, tout se trouve transposé : l’être empirique devient corps de l’existence. L’Eros incarnation de l’amour, le moment évanescent instant de l’éternité, le devenir qui s’écoule historicité.
Dans les lignes qui précèdent le mal parait surgir de l’arbitraire d’une création spirituelle non enracinée dans l’existence. Mais cela ne suffit pas. Une question se pose : y a-t-il une grandeur du mal en lui-même ? Y a-t-il un mal créateur, comme il existe une clairvoyance de la haine ? Y a-t-il un mal auquel le bien même est lié lorsqu’il se manifeste dans le temps ?
Platon dit : « ou pense-tu que les grands crimes ou la complète scélératesse sont issus d’une nature vile et non pas au contraire d’une nature richement douée, tandis qu’une nature faible ne peut jamais engendrer rien de grand, ni en bien ni en mal, d’une nature mesquine ne sort rien de grand, ni pour l’individu, ni pour l’Etat. » Ici Platon dit que de grandes dispositions naturelles sont agissantes dans le bien comme dans le mal.
Seul ce qui peut être grand dans le mal peut être aussi grand dans le bien.
Nietzsche écrit : « nul doute que pour la découverte de certaines parties de la vérité les méchants et les malheureux sont plus favorisé ;le cynisme est la forme sous laquelle des âmes viles effleurent ce qui est loyauté, il y a des cas ou l’émerveillement se mêle au dégoût, où le génie s’allie à la grossièreté d’un bouc et d’un singe amalgamés, l’esprit le plus profond, le plus pénétrant et peut être le plus malpropre de son siècle. »
Des aperçus de ce genre atténuent par le contraste du bien et du mal, du vrai et du faux. Ils interdissent toute prétention à posséder personnellement la justice, comme aussi la croyance à une harmonie de l’être humain dans le temps. Ce n’est que par la décision que l’esprit est existentiel. Sa création s’accomplit à travers le choix qu’il fait du bien et du mal. Il peut briller dans le mensonge comme dans la vérité. Mais s’il reste dans la tiédeur, l’indécision, il n’est rien. Il ne peut alors rien inventer, même par une pose. Ici neutralité signifie absence spirituelle.
La menace de l’autre pèse toujours sur l’homme fut-il engagé dans la voie la meilleur : les dons naturels surtout risquent de le séduire, l’esprit de l’envoûter. C’est pourquoi il ne s’agit pas de constater ce qui est, mais d’éclairer la situation où le choix doit se faire. Même chez le plus grand philosophe nous concevons la permanente possibilité, mais non pas la nécessité du mal. Nous pouvons peut être reconnaître en lui ce ont il s’est rendu maître.
Si nous objectivons par la pensée ce qui ne s’actualise que le choix, l’éclat de la philosophie luciférienne semble dissimuler en soi un noyau de ténèbre que rien absolument ne peut éclairer, alors que l’éclat de la vraie philosophie porte en soi une obscurité dont l’éclairement peut se poursuivre à l’infini.
Seul voit le danger celui qui est sensible à la grandeur séductrice, qui la respecte comme grandeur et qui par conséquence saura d’autant plus clairement se défendre au-dedans de lui-même contre la menace de cette puissance. Ce qui compte en philosophie, c’est que l’éclat luciférien ne l’emporte pas.
Nous pouvons ainsi viser ce qui nous déconcerte en modifiant la question : y a-t-il une grandeur du néant, une non vérité due au pouvoir des créations lucifériennes.de.l’esprit ?
S’il est vrai que l’homme et l’œuvre témoignent l’un pour l’autre, il arrive pourtant que tous deux mentent étrangère ment. Il peut y avoir des œuvres d’orfèvrerie éblouissante, mais toc. Il peut y avoir des hommes envoûtants, mais qui se montrent sans amour, infidèles, misérablement altérés de biens humains. La sincérité comporte ainsi eux genres différents de responsabilité : celle qui, comme ici, voir clair ou succombe au mensonge n’est pas celle qui distingue une idée exacte d’une idée fausse. Cette fascination-là et cette magie –ci peuvent retenir, elles sont capables d’envoûter, mais non pas de nourrir ; elles crèvent avec les fugitives bulles de savon de l’esprit. C’est une marche au néant sous la conduite du néant, mais dans illusoire plénitude que donne la conscience fallacieuse de se tenir dans l’être authentique. C’est une vamp irisation où l’âme se perd dans les flammes de l’enthousiasme, transportée par une vérité qui est néant.
Mais on ne pourrait parler ainsi d’aucune œuvre ni d’aucun homme déterminés. La perfection de ce mensonge est impossible même chez les sophistes, justement jugés par Platon, chez les philosophes illusionnistes de la fin de l’antiquité, chez les virtuoses de la renaissance, chez les magiciens de l’esprit au siècle des lumières. Si on tentait de former historiquement le groupe de ces grands magiciens, il ne resterait que des noms sans résonance, prenant l’allure de types littéraires, comme dans les maints portraits Platoniciens de sophistes. Mais dès que l’un d’eux entre en scène comme réalité historique, on ne peut exclure en lui l’autre face, le vrai, le bien. Il ne pourrait être jugé dès lors que par un tribunal qui comme chez les Pythagoriciens et dans les Eglise s’arrogerait le droit de transférer un homme dans sa totalité en enfer et de lui assigner encore là-bas une place et un rang.
Pourtant, lorsqu’on étudie les philosophes, il faut toujours reposer la question : y a-t-il une grandeur de la magie, une grandeur du trouble et l’enivrement, une grandeur du fanatisme, de l’illusion, une grandeur de la séduction du néant ?
Quelques rares grandes figures, un petit nombre de philosophes nous parlent comme si tout errements dans cette direction leur avait été étranger, comme s’ils avaient parfaitement réussi à demeurer sur le chemin d’une vérité indéfectible et inaccessible à la séduction. Nous pouvons les aimer avec respect, nous pouvons nous laisser porter par le simple fait qu’ils ont existé, nous pouvons nous les approprier, comme s’ils étaient une sorte de garantie de l’être humain. Mais nous ne pouvons pas abandonner l’interrogation critique, fut-ce en face du plus grand et du plus aimé.

Aliou Dia
Auteur, philosophe et ingénieur GRH
Tous les articles postés par Aliou Dia
- A quoi reconnaissons-nous la grandeur ? - 02-2014
- La question du bien et du mal - 01-2014
- L’envers de la bureaucratie - 01-2014
- La Place De L’islam Dans Un État Laïque - 01-2014
- Qu’est ce que c’est la philosophie ? - 01-2014
- L’avortement - 01-2014
- L’entrée dans la sexualité - 01-2014
- LA DROGUE ET LES JEUNES - 01-2014
- Que se passe-t-il lorsque l’on boit de l’alcool ? - 01-2014
- JEUNESSE EN DANGER - 12-2013
- Mœurs : Le bal de la prostitution - 12-2013